Histoire du projet THEM

27/02/2019 Non Par Romie LOPEZ

Bruno Rivoire

Responsable du « groupe d’évaluation scientifique Thémis » de 1982 à 1987, Ingénieur de recherche au laboratoire PROMES – CNRS, site d’Odeillo.

L’élaboration du projet


En 1975, le prix du pétrole vient d’être multiplié par 3 (à un niveau encore bien modeste par rapport à son prix actuel) et les gouvernements des pays occidentaux s’inquiètent avec raison de leur devenir énergétique.
A l’initiative  de monsieur Chabal, très prochain directeur général du CNRS, et de monsieur Bienvenue, directeur des études et recherches à EDF, une équipe mixte est constituée à Chatou (un des sites des études et recherches d’EDF) avec pour mission de réfléchir au concept de la « centrale à tour », déjà disponible, déjà étudiée par l’équipe de Deflandre au sein du PIRDES (CNRS), et déjà testé à une petite échelle par Francia en Italie. Dans l’esprit de ses inventeurs, ce concept est susceptible de donner naissance à une technologie de production d’électricité directement issue du rayonnement solaire avec un rendement raisonnable, dans des unités de taille moyenne (10-20MW de puissance), et avec une possibilité de stocker les apports solaires à l’échelle de la journée ou même de la semaine ce qui est évidemment un avantage déterminant par rapport aux alternatives solaires directes.
L’équipe est dotée d’un budget, et d’une direction bicéphale : François Pharabod y représente EDF tandis que Claude Etiévant, transfuge du CEA où il travaillait sur la fusion, y représente le CNRS.
Elle embauche ou réaffecte un groupe d’ingénieurs presque tous débutants et une secrétaire à la forte personnalité.
A cette occasion, des industriels intéressés constituent un groupement d’intérêt économique qui va peser lourd dans le déroulement des études préliminaires. Il s’agit du CETHEL qui fédère des équipes de Heurtey, St Gobain, Renault, et Babcock.
En février 1977, l’équipe projet signe le rapport « THEM » (pour Thermo-hélio-Electrique-Mégawatt). Ce rapport est remarquable en ce qu’il brosse un tableau très complet des techniques utilisables pour s’approcher du but recherché.
En marge de ce travail théorique deux expérimentations intéressantes sont menées au four solaire d’Odeillo (qui peut délivrer des flux solaires concentrés de forte puissance, et c’est alors le seul au monde). La première est issue d’une initiative franco-américaine et met en œuvre une chaudière à eau-vapeur construite par Martin-Marietta en août 1976. La deuxième consiste en la construction et l’expérimentation d’une boucle complète hélio-thermo-electrique constituée d’une chaudière à gilotherm (une huile susceptible d’être utilisée comme fluide thermique jusqu’à 350°C), d’un stockage thermique à stratification, et d’un petit groupe turboalternateur (64kw). Le couplage de l’installation est réussi en novembre 76.
A la suite de la publication du rapport THEM, les études de l’équipe projet et du Cethel continuent et précisent le propos. Trois héliostats sont construits (CETHEL 1 et 2 et CNRS LAAS) et mis en station à la centrale thermique de Martigues dans le courant de l’été 1977. D’autres suivront. Une boucle à sel « HITEC » est construite à Chatou. Le choix relativement hardi d’utilisation de ce sel comme caloporteur et calostockqueur est en effet quasiment arrêté. L’alternative plus conventionnelle de l’utilisation de l’eau-vapeur présente en effet d’énormes inconvénients tant en ce qui concerne la conduite du récepteur solaire (irrigué par du liquide en certaines parties et par du gaz en d’autres) que du point de vue du stockage. Le remplacement du sel fondu par le sodium qui a été fugitivement envisagé par le conseiller scientifique de l’équipe, monsieur Pacaud, n’est pas retenu. A la même époque, au moins six projets sont en gestation au niveau mondial. Cinq d’entre eux sont basés sur la mise en œuvre d’une boucle eau-vapeur et un seul sur la mise en œuvre d’une boucle à sodium. Le projet THEM est donc spécifique avec son choix d’une boucle à sel fondu.
Il est dimensionné à 17500 m2 de verre et reçoit le nom de THEM1. Il est approuvé par le gouvernement qui doit en assurer le financement. Le conseil des ministres du 30 septembre 1977 en fixe la localisation dans le département des Pyrénées orientales (au grand dam d’EDF qui espérait obtenir une localisation à Martigues sur un terrain lui appartenant et à la satisfaction du député de Perpignan, Jean Paul Alduy, en difficulté électorale à cette époque). Charge à l’équipe projet de préciser cette localisation. Deux lieux sont alors en concurrence : Baixas, dans la plaine aux abords de l’aéroport de Perpignan et Targasonne, dans la montagne cerdane, à 1600m d’altitude, à proximité du laboratoire d’Odeillo. Ce dernier emplacement est choisi en janvier 1978.

La crise de 1979

L’équipe projet lance les premières consultations et il apparaît rapidement que le coût projeté est sous évalué. Début 1979, le projet est remis en cause tant par le gouvernement que par EDF qui ne se voit pas en assumer les surcoûts. Dans une grande confusion, l’équipe projet qui vient de se mobiliser dans une campagne militante et médiatique  est dissoute. Une secrétaire intérimaire est débauchée du jour au lendemain. Les agents EDF de l’équipe sont brutalement réaffectés. L’équipe restante composée des agents du CNRS est priée sans ménagements de disparaître du site de Chatou. Sous la conduite de Claude Etievant, elle déménage à l’école Centrale (à Chatenay- Malabry) sans mission claire.
Cependant, la campagne menée porte ses fruits et le conseil des ministres du 20 juin 1979 remet le projet sur les rails sous le nom de THEMIS (THEM1 simplifié). Le coût, diminué par le passage de 17500m2 à 11000m2, en sera supporté par EDF, le COMES (organisme prédécesseur de l’ADEME) et la région Languedoc-Roussillon. La réalisation en est confiée à la région d’équipement Alpes-Marseille d’EDF (REAM). L’équipe de Claude Etievant est définitivement marginalisée et va continuer de vivoter quelques années le temps que ses membres se trouvent des points de chute.  

La construction

La REAM, puissamment organisée pour mener à bien une entreprise de ce genre, reprend les études de l’équipe projet en les précisant mais sans les remettre en cause. THEMIS sera une centrale à tour utilisant le HITEC comme fluide caloporteur et calostockeur. Il y sera ajouté une boucle à GILOTHERM chauffée par des capteurs paraboliques qui assurera une partie du traçage des tuyauteries de sel (le HITEC est solide à température ambiante et ses circuits doivent donc être chauffées avant utilisation).
Les héliostats sont choisis chez CETHEL malgré la réalisation originale de l’héliostat du LAAS qui aurait pu être industrialisé par la Soterem, une PME de Toulouse, et malgré la réalisation tardive mais elle aussi très prometteuse de DUMEZ qui propose un héliostat en béton. Ces deux derniers prototypes seront d’ailleurs mis en place et testés sur le site de la future centrale.
La construction débute fin 1979 sous la houlette de Gérard Sire chef d’aménagement désigné par la REAM.
En octobre 1981, deux transfuges de l’équipe de Claude Etievant, Bruno Bonduelle et votre serviteur qui a le mauvais goût de partager le même prénom, viennent s’installer sur le site. C’est de leur propre initiative qu’ils le font et ils n’y ont pas de mission clairement définie. Ils signent cependant le retour du CNRS dans le projet. Grâce à leur bonne connaissance des études préliminaires, ils ne tardent pas à être appréciés de leurs collègues EDF et intégrés, de fait, aux équipes de surveillance des travaux et surtout à celles qui vont assurer le démarrage des équipements, approfondissant ainsi leur connaissance du sujet. Ils seront donc très naturellement le noyau du futur « groupe d’évaluation scientifique Themis » (GEST), mis en place quelques mois plus tard sous ma direction, et qui accueillera un nouvel ingénieur (Jean Jacques Bezian) trois thésards et deux techniciens en stage longue durée.
Cependant, la construction continue. En novembre, le champ d’héliostats est quasiment terminé quand une micro tempête d’une force imprévisible le détruit partiellement. Certains héliostats sont carrément abattus et beaucoup sont gravement endommagés. A l’analyse de l’événement, on s’aperçoit que la position de survie adoptée est à l’origine des efforts subis et qu’il convient donc de changer ce choix. La reconstruction du champ est réalisée  et met en œuvre cette modification. Cela retarde la fin de la construction mais n’empêche pas nos équipes de démarrer progressivement les différents équipements mis en place.
Enfin THEMIS est couplée au réseau le 17 mai 1983.

L’expérimentation

Durant cette période, une équipe d’exploitation d’une cinquantaine de personnes a été mise en place par EDF tandis que l’équipe GEST a pris en main un calculateur dédié lui permettant de recueillir et d’exploiter toutes les mesures souhaitables. Il n’y a donc pas de confusion des rôles et les deux équipes vont travailler dans une entente exemplaire qui contrastera avec la mauvaise humeur qui règne au sommet entre ADEME, CNRS, et une EDF guère intéressée par ce projet trop loin d’un intérêt économique mais qui, de fait, en assume la plus grande part sur le plan financier.
Au GEST, trois thèses sont lancées :
Le fonctionnement de la turbine dans un régime de courtes séquences de production entrecoupées de longs arrêts (Alain Ferrière)
Le fonctionnement du récepteur solaire et le niveau de ses pertes thermiques (Anne-Marie Cazin Bourguignon).
Le fonctionnement global de l’installation et l’analyse de ses pertes en puissance et en énergie, avec une attention particulière portée à l’énergie dépensée pour le traçage des tuyauteries dont on soupçonne qu’elles pèseront lourd dans le bilan (Véronique Boutin).
Ces thèses sont terminées en 85-86 et fourniront la matière des réflexions menées au cours de la rédaction du rapport final.
Mais l’exploitation de cette centrale expérimentale trop petite et imparfaite pour délivrer la moindre production nette au réseau coûte cher. EDF qui supporte l’essentiel de ces coûts est impatiente de l’arrêter. A partir du moment où l’expérimentation a délivré ses informations, il n’y a effectivement plus lieu de s’acharner à la poursuivre. Son arrêt est décidé et mis en œuvre au printemps 1986.
Les rapports finaux sont alors rédigés : l’un par les études et recherches d’EDF (qui a, de multiples manières, participé à toutes les étapes de l’expérience), l’autre par le GEST. Dans ce rapport, et contrairement à nos collègues d’EDF, nous nous refusons à traiter les aspects économiques du projet tant il nous paraît qu’une réalisation aussi préliminaire n’apporte pas d’éléments d’appréciation suffisamment fiables sur ce plan. Mais nous ne nous privons pas de « tirer des plans sur la comète » au niveau technique, en proposant et en évaluant les améliorations envisageables et nécessaires.
En juillet 1987, nous abandonnons le site en même temps que l’essentiel des agents EDF qui ont progressivement été « recasés » par leur employeur.

Est-ce la fin de l’histoire ?

Pendant longtemps il n’y a plus la volonté politique de développer les énergies alternatives dans les pays industrialisés. Les expériences publiques sont arrêtées les unes après les autres. Seul, le gouvernement californien continue un temps de soutenir l’expérience de Barstow, permettant à l’exploitant de cette centrale d’y apporter les modifications nécessaires (après l’incendie de son stockage GILOTHERM). Bien que nous ne comprenions pas l’inertie de nos autorités quant à l’obtention d’avantages en retour, c’est avec fierté que nous donnons à nos collègues américains les conseils qu’ils ont sollicités : ils travaillent au remplacement de la boucle eau-vapeur de leur centrale par une boucle…à sel fondu. Modification effectivement réalisée quelques années plus tard et qui permettra à Barstow de produire encore de l’électricité pendant quatre ou cinq ans je crois. Les réalisations privées (c’est-à-dire les centrales californiennes à collecteurs cylindro- paraboliques construites par LOOZ) mettent en faillite leur propriétaire, sont reprises, probablement à un prix bradé, et continuent de tourner avec des aides de l’état. Mais elles ne reçoivent pas d’améliorations et continuent de vendre une production très coûteuse.
C’est au cours des années 2000 que, l’augmentation du prix du pétrole aidant, le problème des énergies renouvelables ressurgit avec force. Partout dans le monde, il entraîne la montée en puissance des industries de l’éolien et du photovoltaique. Les encouragements publics, sonnants et trébuchants, n’y sont pas pour rien. Mais on n’entend guère parler des centrales à tour. Sauf en Espagne, où une politique incitative permet la construction, privée, de deux centrales à tour de grande puissance à boucle eau-vapeur. Et puis, divine surprise, la mise en service toute récente de la petite dernière : une centrale à tour vingt fois plus grande que Themis, à champ circulaire comme à Barstow, et équipée d’une boucle à sel fondu.
Pendant ce temps, la toute petite équipe d’Odeillo, je pense à Alain Ferriere qui, tel le dernier des mohicans, continue de se préoccuper du problème et qui tente de valoriser les restes de Themis, agît dans un désert institutionnel et financier dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas favorable. A quand la reprise de l’aventure en France ?